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A huit heures moins dix, Neil Stephens, le directeur général de Carson and Parker Investment Corporation, se leva de sa chaise et s’étira. Il ne restait personne d’autre que lui dans le bureau du World Trade Center 2, à l’exception de l’équipe chargée de l’entretien qui passait l’aspirateur dans le couloir.
Étant donné ses fonctions, il disposait d’un vaste bureau d’angle, d’où il jouissait d’une vue panoramique sur Manhattan, un privilège dont malheureusement il n’avait guère le temps de profiter. Particulièrement aujourd’hui.
Les marchés avaient été extrêmement fluctuants ces derniers jours, et certaines des actions de la liste « hautement recommandée « de Carson and Parker avaient été cotées à la baisse. Il s’agissait de titres extrêmement sûrs, et un fléchissement des cours n’était pas véritablement préoccupant. Ce qui l’était, en revanche, c’était l’attitude des petits porteurs qui désiraient vendre et qu’il fallait convaincre de patienter.
Suffit pour aujourd’hui, décida-t-il. Il est temps de quitter les lieux. Il chercha des yeux sa veste et la vit posée sur l’un des fauteuils du « coin conversation », un espace confortablement meublé qui créait dans la pièce une « atmosphère de convivialité », selon les termes du décorateur.
Constatant avec dépit que sa veste était complètement chiffonnée, il la secoua et commença à l’enfiler. S’obligeant à un programme strict d’exercice physique, y compris deux soirées par semaine consacrées au squash, Neil s’efforçait à trente-sept ans de garder un corps musclé sans une once de graisse superflue. Et les résultats d’une telle discipline étaient visibles : Neil était un homme extrêmement séduisant, avec un regard brun pénétrant, exprimant l’intelligence, et un sourire franc qui inspirait la confiance. Et, à dire vrai, cette confiance était bien placée car, comme le savaient ses associés et ses amis, Neil Stephens vous faisait rarement défaut.
Il lissa les manches de sa veste, se rappelant que son assistante, Trish, l’avait soigneusement suspendue le matin, puis s’en était ouvertement désintéressée quand il l’avait à nouveau jetée n’importe où après le déjeuner.
« Les autres me reprochent d’être aux petits soins pour vous, lui avait-elle dit. En outre, je passe mon temps à ramasser les affaires de mon mari à la maison. Il y a des limites à la patience d’une femme. »
A ce souvenir Neil eut un bref sourire, qui s’évanouit lorsqu’il se rendit compte qu’il avait oublié d’appeler Maggie pour lui demander son numéro de téléphone à Newport. Ce matin même, il avait décidé de se rendre à Portsmouth le week-end prochain pour l’anniversaire de sa mère ; il serait à quelques minutes seulement de Newport. Maggie lui avait dit qu’elle comptait y séjourner pendant une quinzaine de jours, chez sa belle-mère. Peut-être pourrait-il l’y rejoindre ?
Maggie et lui se voyaient de temps en temps depuis le début du printemps, depuis le jour où ils s’étaient rencontrés dans un café de la Deuxième Avenue, à mi-chemin de leurs immeubles respectifs, situés 56e Rue Est. Ils avaient commencé par bavarder quelques minutes chaque fois qu’ils s’y croisaient ; Puis ils s’étaient retrouvés un soir par hasard au cinéma. Ils avaient assisté ensemble à la séance et étaient allés ensuite prendre un verre au Neary’s Pub.
Au début, Neil avait apprécié le naturel de Maggie dans leurs relations. Rien dans son attitude n’indiquait que Neil fût autre chose pour elle qu’un ami partageant sa passion pour le cinéma. Elle semblait aussi absorbée que lui par son travail ; ils étaient parfaitement assortis.
Néanmoins, après six mois de ces rencontres occasionnelles, le fait que la jeune femme continuât à le considérer comme un agréable compagnon pour une soirée, sans plus, commençait à agacer Neil.
Sans s’en rendre compte, il était devenu de plus en plus désireux de la voir, de mieux la connaître. Il savait qu’elle avait perdu son mari cinq ans auparavant ; un veuvage qu’elle mentionnait simplement, d’un ton impliquant qu’elle avait surmonté son deuil. Mais aujourd’hui, avait-elle quelqu’un dans sa vie ? C’était une question qui le tourmentait.
Après quelques instants d’hésitation, Neil décida de vérifier si Maggie avait laissé son numéro à Newport sur son répondeur. Regagnant son bureau, il écouta le message enregistré : « Allô, vous êtes bien chez Maggie Holloway. Merci de votre appel. Je serai absente jusqu’au 13 octobre. » Un déclic. Visiblement, elle souhaitait avoir la paix.
Très bien, soupira-t-il d’un air sombre en reposant le récepteur. Il se dirigea vers la fenêtre. Manhattan se déployait devant lui, étincelant de lumières. Il porta son regard vers les ponts de l’East River et se remémora le jour où il avait dit à Maggie que son bureau était situé au quarante-deuxième étage du World Trade Center. Elle lui avait raconté son émerveillement la première fois qu’elle était montée prendre un verre au Windows on the World, au sommet du Trade Center. « Le crépuscule tombait. Les lumières des ponts se sont allumées, et peu à peu les rues et les buildings se sont illuminés. On aurait dit une grande dame en train de se parer de bijoux - colliers, bracelets, bagues, et même un diadème. »
Cette image colorée était restée gravée dans l’esprit de Neil.
Il avait aussi un autre souvenir de Maggie, plus troublant celui-ci. Un samedi, trois semaines auparavant, il était allé voir au cinéma Un homme et une femme. Il y avait peu de monde dans la salle, et à la moitié du film il avait aperçu Maggie assise seule dans la rangée devant lui. Il avait failli la rejoindre, quand il s’était rendu compte qu’elle pleurait. Des larmes silencieuses roulaient le long de ses joues, et elle pressait sa main sur sa bouche pour étouffer ses sanglots tout en regardant se dérouler l’histoire de cette jeune veuve incapable d’accepter la mort de son mari.
Il s’était hâté de sortir pendant le générique de fin, conscient qu’elle serait peut-être gênée d’avoir été surprise dans un pareil état d’émotion.
Plus tard le même soir, il dînait au Neary’s Pub avec des amis lorsqu’elle était entrée. Elle s’était arrêtée près de sa table pour lui dire bonsoir avant de rejoindre un groupe à une grande table d’angle. Rien sur son visage ni dans son comportement n’indiquait que durant la projection du film elle s’était identifiée à la jeune veuve au cœur brisé.
Et voilà ! pensa Neil, dépité, elle est partie pour deux semaines au moins, et je ne sais comment la joindre. Je n’ai même pas la moindre idée du nom de sa belle-mère.